Est-ce un devoir de voter ?

Publié le 20 Avril 2012

Article paru dans la revue "Croire aujourd'hui"

 

 

La réponse d'Olivier de Fontmagne, jésuite, président de l’association «La Politique, une bonne nouvelle».

 

Ce n’est qu’en 1944 que le droit de vote en France a été étendu à tous. Ce droit sera inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. En revanche, l’obligation de voter n’existe pas en France ; elle n’est présente que dans peu de pays, dont la Belgique. Le vote est-il pour autant facultatif ?

Puisqu’on n’en a pas l’obligation, peut-on dire que l’on a le devoir moral de voter ? Avant de répondre à cette question, il faudrait s’assurer que le droit de vote reconnu par la Constitution est reconnu par les citoyens, qu’il a sens pour eux. Sans quoi, la question du devoir de voter n’a pas lieu d’être. Or, c’est le droit de vote qui est contesté par nombre de citoyens qui n’en voient pas l’utilité. Il est mis en cause tout d’abord par ceux qui traînent les pieds pour aller voter ou qui vont à la pêche le jour venu. Selon les études du sociologue Paul Bréchon, un Français sur cinq ne vote pratiquement jamais.

 

Abstention : des causes multiples

Jeune professionnelle, Laurence hésite à s’inscrire sur les listes électorales. Rejoignant un sentiment largement répandu, elle me dit qu’il ne sert à rien d’aller voter puisque l’alternance ramène cycliquement les mêmes personnes au pouvoir, puisque l’économie mondialisée impose sa loi et que les élus font sur la scène politique figure de marionnettes. Cette impression trouve à se renforcer du poids des sondages qui accentuent la valse des prétendants dansant au rythme de leur musique. Il n’y a qu’à entendre la tonalité des déclarations, la variation des promesses pour leur ôter toute illusion de vérité. À quoi bon voter puisque les élus qui nous dirigent sont eux-mêmes gouvernés par l’opinion? Quant à la jeunesse lycéenne et étudiante, elle trouvera souvent plus efficace l’action de rue... Point n’est besoin d’être anarchiste, de clamer «élection, trahison, élection, piège à c…», pour contester au système électif son pouvoir de délégation, sa fonction de représentation.

 

Refus délibéré, désaffection à l’égard du vote, ces attitudes ne sont pas nouvelles. À la suite de sa dénonciation des droits de l’homme [Karl Marx, Sur la question juive (1843) (traduction récente : La Fabrique, 2006)], Marx reproche au droit de vote son caractère égoïste. Le vote est l’expression des satisfactions de l’individu séparé des besoins de la collectivité. De fait, depuis l’entrée dans l’isoloir jusqu’à la remise sous enveloppe du bulletin de vote, la procédure souligne à souhait la nature individuelle de l’acte de voter. Qu’est-ce que le citoyen qui vote ? Un individu semblable à un autre, égal à un autre par le simple fait de voter, mais en fait isolé, séparé des autres citoyens. Comme l’écrivait Tocqueville : «L’égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne.» De plus, selon Marx, ce droit est une illusion politique : il est illusoire de penser que c’est par des changements politiques qu’on améliorera le sort des travailleurs, des chômeurs. C’est par l’action sociale au niveau des structures économiques qu’on fera bouger les institutions et les hommes. Alors si le droit de vote est ainsi considéré, pourquoi parler du «devoir de voter» ? À l’évidence, il ne suffi t pas pour convaincre de déclarer que voter est un devoir moral, un devoir de citoyen.

 

Donner sa voix au-delà du bulletin de vote

Oui, voter est une démarche individuelle, personnelle, dont le geste se trouve dépouillé de toute dimension collective, dont l’acte même de délégation à un élu constitue une dépossession de sa capacité citoyenne. Il n’est pas facile de saisir que l’acte de voter, tout individualisé qu’il soit, est en même temps ce qui constitue la communauté citoyenne, la communauté politique. Et pourtant, c’est bien cet acte opéré dans l’isoloir d’Arras ou de Perpignan, de Brest et de Mulhouse, qui lie les citoyens entre eux, aussi divers et opposés soient-ils, qui les lie à leurs représentants et, réciproquement, qui fonde par là même l’autorité de l’État et la légitimité du pouvoir. C’est par la vertu de cet acte, même s’il est abstrait, que l’individu sort de son égoïsme, qu’il est conduit à s’ouvrir à l’intérêt de la collectivité.

 

On ne dépassera pas l’impression du citoyen d’être déconnecté de l’action politique en insistant seulement sur la vertu de voter, acte fondateur de la Nation et de l’État. Pour aller au-delà de cette impression, pour que voter soit compris comme un devoir moral, il ne faut pas en rester à la remise de son bulletin de vote ; la démocratie ne se réduit pas au vote électif. Cela requiert une exigence morale de la part de l’électeur, une exigence politique de la part des gouvernants.

 

Un acte de responsabilité

Pour moi, électeur, mon vote n’a de sens moral que parce qu’il symbolise mon intérêt pour la Nation, ce que j’entreprends pour le bien public, ce que je veux et désire pour mon pays. Cet acte n’a valeur morale que si mon vote est un acte singulier, fort, dans une chaîne d’actes, de choix, qui le préparent et l’accompagnent. Voter me renvoie à la responsabilité que j’exerce envers les autres dans ma famille, ma profession, mon syndicat, ma commune et au-delà. La responsabilité envers la collectivité ne s’arrête pas à mon action ; elle s’étend au devoir de réflexion sur la société. Comme citoyen, comme chrétien, je suis appelé à dépasser mes intérêts privés – y compris ceux de mon pays – pour être solidaire des peuples plus pauvres.

 

Cette solidarité s’étend aux générations qui me précèdent et qui me suivent et à l’avenir même de notre Terre. Le bulletin de vote doit signifier tout cela que je fais en vue du Bien commun. En conséquence, cela requiert du chrétien qu’il se laisse habiter par la Parole de Dieu, qu’il se laisse questionner par la lecture de la Doctrine sociale de l’Église. Le devoir de voter implique de ma part un engagement non seulement moral envers mon pays, mais fraternel à l’égard des autres, les plus proches comme les plus lointains.

 

L’intérêt général se construit par le débat

Pour les gouvernants, leur devoir est de supprimer autant que possible les barrières législatives ou administratives à la participation des citoyens à la vie publique. Ainsi en est-il de la durée et du cumul des mandats, des obstacles à l’intégration des jeunes, des immigrés, etc. Il est de la responsabilité des pouvoirs politiques de développer la démocratie participative et de pratiquer la subsidiarité aux divers échelons de la société. L’État ainsi que les partenaires sociaux doivent accepter que l’intérêt général se construise par le débat et le conflit, pour parvenir au compromis qui aura valeur d’accord reconnu. L’action des Enfants de Don Quichotte illustre cette dynamique participative des citoyens au Bien commun. Il s’agit d’une initiative qui a déplacé le regard et l’action des organisations caritatives ; mais elle n’aurait pas pu aboutir sans leur concours. Elle a bousculé la lenteur des pouvoirs publics, mais ne peut pas s’étendre ni durer sans leur participation et leur soutien.

 

Ainsi le devoir moral de voter n’a de signification et d’efficacité qu’autant qu’il s’enracine dans une fraternité sociale et citoyenne qu’il exprime par là même, et qu’il étend en associant son vote à celui des citoyens anonymes.

Rédigé par Croire aujourd'hui

Publié dans #Eglise et Politique

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